Depuis le début de la pandémie, plusieurs commentaires ont été formulés relativement aux enjeux soulevés en matière de gouvernance. Certains ont évoqué l’effet de la crise sur l’élargissement de la mission des entreprises en faveur des parties prenantes. D’autres ont insisté sur l’importance du conseil d’administration dans la gestion des risques. D’autres encore ont opiné sur la nécessité d’encadrer – voire d’interdire – les opérations de retour de capital aux actionnaires, telles que les rachats d’actions et les dividendes, approche qu’a retenu le gouvernement fédéral dans l’octroi de l’aide d’urgence aux grandes entreprises.
Une question qui m’intéresse particulièrement est celle de la place des mesures défensives destinées à protéger les sociétés contre des prises de contrôles inamicales – et opportunistes. Dès le mois de mars, aux États-Unis, des cabinets d’avocats (voir ici et ici notamment) ont souligné la pertinence pour les sociétés de réfléchir à l’adoption d’un régime de droits de souscription (communément désigné « pilule empoisonnée » – une expression curieuse dans le contexte de la pandémie, il va sans dire) afin de se prémunir contre de telles tentatives de prise de contrôle dans un contexte où le cours des titres ne reflète pas la valeur des entreprises en raison de la crise. Au regard du test formulé dans Unocal, les conseils d’administration bénéficient d’une discrétion notable aux États-Unis pour adopter un régime de droits afin de protéger l’entreprise contre une prise de contrôle opportuniste.
Face à l’impact catastrophique de la pandémie sur l’évaluation des entreprises, les conseillers en vote par procurations ont révisé leurs positions relativement aux mesures défensives. Ainsi, bien que généralement réfractaires au régime de droit, les firmes ISS et Glass Lewis ont reconnu que l’adoption d’un régime de droits pouvait être légitime en contexte de pandémie. À titre d’exemple, voici ce que Glass Lewis écrivait dans Poison Pills and Coronavirus: Understanding Glass Lewis’ Contextual Policy Approach
However, we are supportive of poison pills that meet certain conditions, particularly those that are limited in scope to accomplish a particular objective. This objective may include the closing of an important merger, managing a clear and present hostile takeover threat, or other contextual factors like a severe drop in stock price due to a widespread industry or market downturn.
Glass Lewis
Mais qu’en est-il de la situation au Canada? Actuellement, l’utilisation des mesures défensives est soumise à deux cadres normatifs. Le premier, issu du droit des valeurs mobilières, s’exprime dans l’Avis 62-202 relatif aux mesures de défense contre une offre publique d’achat. Comme nous l’avons écrit dans notre ouvrage Les devoirs des administrateurs lors d’une prise de contrôle, l’Avis 62-202 épouse un modèle de liberté de choix des actionnaires selon lequel il revient à ces derniers de décider des opérations de changement de contrôle.
Les mesures qui risquent d’empêcher les actionnaires de répondre à une offre ou à une offre concurrente ou de restreindre gravement leur liberté de le faire amèneront les autorités canadiennes en valeurs mobilières à intervenir.
Avis 62-202
Dans cette perspective, le conseil d’administration dispose d’une marge de maoeuvre restreinte pour faire échec à une offre publique inamicale, même si elle est opportuniste. Selon la jurisprudence majoritaire des commissions de valeurs mobilières, au mieux, une mesure défensive peut avoir une finalité dilatoire afin de générer une enchère, par exemple, comme l’a reconnu la récente décision Re Aurora Cannabis, mais « there comes a time when the pill has got to go« , pour citer la décision classique Canadian Jorex.
Le second cadre normatif est établi par le droit des sociétés et découle des devoirs des administrateurs et de l’obligation de traitement équitable qui émane du recours en cas d’abus. Dans notre ouvrage, nous soulignons que ce cadre normatif est compatible avec l’adoption d’une mesure défensive n’ayant pas une simple finalité dilatoire.
[L]a notion d’intérêt social mise de l’avant dans les arrêts Peoples et BCE confère une grande discrétionaux administrateurs dans un contexte de changement de contrôle. Ils peuvent invoquer l’intérêt social pour justifi er l’adoption d’une mesure défensive, notamment parce qu’ils estiment être confrontés à une situation de coercition substantielle ou de perte d’opportunité. Ils peuvent aussi en faire de même pour protéger l’intérêt de la société.
Rousseau et Desalliers
En somme, au Canada, si les administrateurs peuvent agir conformément à leurs devoirs en adoptant un régime de droits de souscription afin de protéger la société, la mesure défensive aura vraisemblablement une portée temporelle limitée en raison de l’interprétation donnée à l’Avis 62-202 par les commissions des valeurs mobilières.
La crise actuelle fait bien ressortir la nécessité pour les régulateurs en valeurs mobilières de procéder à une révision de l’Avis 62-202 qui est trop rigide dans son traitement des mesures défensives. Les enjeux sont importants. Aussi, il va sans dire qu’une telle révision nécessitera des consultations et ne pourra pas être réalisée à court terme. Dans l’intervalle, étant donné les circonstances exceptionnelles dans lesquelles nous nous trouvons, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières devraient envisager un aménagement temporaire de l’Avis 62-202 afin de permettre aux sociétés de pouvoir adopter un régime de droits assurant une protection contre des opérations opportunistes pendant une période de temps donnée.